Obsession de Pi
par Jean-Paul Delahaye
in Pour La Science de janvier 1997
 
Grâce à une nouvelle formule pour Pi, on sait calculer (en base 2) le 400 milliardième chiffre de Pi sans connaître les autres.
 
En 1995, nombreux étaient ceux qui pensaient qu'il n'y avait
plus grand-chose de spectaculaire à attendre concernant Pi: sans
doute allait-on continuer à progresser dans le calcul des
décimales, mais cela se ferait au rythme régulier du
perfectionnement des machines, et non pas grâce à des avancées
mathématiques nouvelles. La découverte d'une nouvelle formule
pour Pi par une équipe canadienne de l'Université Simon
Fraser, à Burnaby, en Colombie-Britannique, et les
conséquences de cette découverte prouvent que Pi reste à la fois
riche et énigmatique. On sait calculer aujourd'hui presque aussi
loin que l'on veut les chiffres du nombre Pi (hélas, en binaire
ou en base 16, pas encore dans le système décimal).
 
LES MACHINES NE FONT PAS TOUT
 
 
Un livre d'histoire sur le calcul de Pi énonçait, en 1970,
qu'il n'y aurait plus rien de nouveau concernant le quadrimillé-
naire nombre Pi. Or, dès 1975, la découverte de nouveaux
algorithmes de calcul de Pi et l'application des méthodes de
multiplication rapide donnaient un coup d'accélérateur au calcul
des décimales de Pi, ce qui permettait, en quelques années, de
passer du million de décimales connues
(record atteint, en 1973, par les Français Jean
Guilloud et Martine Bouyer) aux six milliards quatre cents
millions de décimales en 1995 (record actuel du Japonais
Yasumasa Kanada). Les progrès des microprocesseurs seuls
auraient permis de passer de 1 à 500 millions, au mieux, entre
1973 et 1995. L'histoire de Pi I'avait déjà montré: le progrès
mathématique est essentiel pour aller plus loin dans le calcul
de ses chiffres, et c'est ce qui donne du sens à cette course
(outre l'utilité parfois évoquée de ces calculs pour tester les
ordinateurs et leurs logiciels). La méthode que nous allons
examiner est d'une nature bien différente, et plus
révolutionnaire encore que les méthodes de multiplication
rapide: elle est fondée sur la découverte d'une formule qui
permet le calcul des chiffres de Pi très loin sans avoir à
calculer ceux qui précèdent. Selon Stan Wagon, ce nouveau pro-
grès constitue un changement de direction radical dans le
cours d'une histoire pourtant aussi ancienne que celle des
mathématiques. Il y a quelques mois, si vous aviez demandé à un
mathématicien s'il jugeait possible de sauter au
dix-milliardième chiffre de Pi sans avoir à en calculer les
précédents, il vous aurait ri au nez: pour tout le monde,
c'était impossible. Les mathématiciens sont parfois persuadés,
sans véritable preuve, mais en s'appuyant sur leur fameuse et
trop commode intuition, de certaines impossibilités qu'un
illuminé ou simplement un mathématicien génial sans complexe
vient balayer d'un revers de main. En 1989, les frères Borwein,
grands spécialistes des méthodes de calcul de Pi (voir Les
mathématiciens, Pour la Science, 1996), écrivaient: «ll est
raisonnable de spéculer que calculer le n-ième chiffre de pi n'est
pas vraiment plus facile que calculer tous les chiffres
jusqu'au n-ième.» Il est amusant de remarquer que l'un des
frères Borwein appartient à l'équipe qui a démenti ce jugement!
 
UNE FORMULE NOUVELLE
 
La découverte de la nouvelle formule est datée avec une grande
précision (sans doute grâce aux sauvegardes des fichiers
informatiques contenant les traces des calculs qui ont conduit à
sa découverte): le 19 septembre 1995, à Oh29, Simon Plouffe,
après un mois de recherche à tâtons, dans le cadre de travaux
menés avec David Bailey et Peter Borwein, en s'aidant du
programme de calcul formel PSLQ, mais pleinement conscient de ce
qu'il cherche (I'utilisation de moyens informatiques pour
faire des mathématiques ne signifie pas que le mathématicien
devient idiot!), trouve que:
Cette fantastique formule permet de calculer n'importe quel
chiffre de Pi en base 2: vous pouvez calculer directement le 40
milliardième chiffre de sans calculer les précédents.
D'ailleurs, I'équipe canadienne l'a calculé: c'est un '1 ' suivi
de 0010010. Aujourd'hui, personne n'a calculé les 40 milliards
de chiffres binaires de Pi qui précèdent (on y arrivera sans
doute dans quelques années, mais, pour l'instant, c'est impos-
sible ou d'un coût tellement énorme que personne ne peut se
payer cette folie). Tout récemment, le 7 octobre 1996, Fabrice
Bellard, de IRISA à Rennes, en utilisant les mêmes
techniques, a réussi à atteindre le 400 milliardième chiffre
binaire de Pi, qui est aussi un '1 ' suivi cette fois de
001110000111000. Pour le calcul de tous les chiffres de Pi, la
nouvelle formule n'est pas exceptionnelle (comparée à
d'autres, par exemple, dues à Ramanujan). Voici ce qu'on trouve
en calculant la somme P(n) des n premiers termes de la somme
infinie:
 
P(1)=3.141422466422466422466422. . .
P(2)=3.141587390346581523052111...
P(3)=3.141592457567435381837004. . .
P(4)=3.141592645460336319557021...
P(5)=3.141592653228087534734378. . .
P(50)=3.141592653589793238462643383279502884197.
 
LES CHIFFRES, MAIS PAS LES DÉCIMALES
 
Indiquons tout de suite qu'aucune formule analogue à celle-ci
n'a été trouvée permettant d'accéder rapidement aux chiffres
décimaux (c'est-à-dire en base 10) de indépendamment les uns des
autres. Si c'est Pi en base 10 qui vous intéresse, rien ne vous
permet encore de connaître la quarante milliardième décimale
sans avoir calculé celles qui précèdent et donc, à moins de
battre très sensiblement le record actuel, cette quarante
milliardième décimale vous restera inconnue. En revanche, le
passage de la base 2 à la base 4 ou 8 (ou plus généralement 2^n)
peut se faire par petits bouts (on regroupe les chiffres), et
inversement de la base 2^n à la base 2. Les premières tentatives
(déjà très sérieuses) pour trouver une formule analogue à la
nouvelle, mais adaptée à la base 10, ont pour l'instant échoué.
En décembre 1996, une méthode de calcul individuel des chiffres
décimaux de Pi n'utilisant que très peu de mémoire (comme celle
détaillée ici pour les chiffres binaires) a été proposée par S.
Plouffe. Cette astucieuse méthode est fondée sur une ancienne
formule de calcul de Pi et sur des propriétés particulières des
coefficients du binôme de Newton. Avec cette méthode, la
consommation d'une petite quantité de mémoire doit malheureuse-
ment se payer par une durée de calcul bien plus grande qui en
empêche l'utilisation pratique pour battre de nouveaux
records. Des améliorations de la méthode ne sont toutefois pas
impossibles: en ce qui concerne la base 10, les espoirs se
concrétisent. La formule de Bailey-Borwein-Plouffe (que nous
appellerons BBP) aurait pu être découverte depuis des siècles,
notamment par Euler, qui en a trouvé tant de merveilleuses. En
effet, rien dans sa démonstration n'est délicat ni extraordi-
naire: la difficulté était d'imaginer l'existence d'une telle
formule, et de l'écrire. ll a fallu attendre 1995. La formule
BBP connue, d'autres formules analogues ont été découvertes en
quelques mois, pour toutes sortes de constantes mathématiques:
comme bien souvent dans le domaine scientifique, quand un coin
du voile a été soulevé par une équipe, géniale ou chanceuse, tout un pan de montagne
nouveau apparaît. C'est un véritable filon qu'a déterré l'équipe
de l'Université Simon Fraser, et l'on n'a pas fini de faire
marcher la pelle et la pioche. Peut-être d'ailleurs que ce filon
contient des diamants plus gros que celui déjà extrait:
I'effervescence règne. Nous allons expliquer pourquoi la for-
mule BBP permet le calcul du 400 milliardième chiflre binaire
de Pi sans avoir à calculer ceux qui précèdent. Pour la
comprendre, il suffit de savoir compter et de maîtriser le jeu
des retenues dans une addition. Comme nous sommes plus habi-
tués à manipuler des nombres écrits en base 10 qu'en base 2 ou
16, nous expliquerons les idées du calcul avec des exemples en base 10.
Évidemment ces explications s'adaptent à toutes les autres
bases, et c'est en définitive en base 16 (et donc 2) qu'elles
sont vraiment utiles.
 
COMMENT ON UTILISE LA FORMULE BBP
 
L'explication s'organise autour de quatre idées.
 
Idée 1. Lorsque l'on additionne de très grands nombres (par exemple, deux
nombres de 200 chiffres chacun), on peut savoirce qui se passe
vers le milieu sans avoir à calculer beaucoup: le calcul d'une
seule addition des deux chiffres en position 100 ne sera pas
toujours suffisant,mais il n'y a pas besoin de grand-chose de plus. Imaginons que
nous voulions connaître le chiffre en position 100 de l'entier
obtenu en additionnant le nombre de 200 chiffres X= € € € abc € € € qui
comporte les chiffres décimaux a, b et c en position 100, 101 et
102 avec le nombre Y = € € € a'b'c' € € € qui, lui, possède les
chiffres décimaux a', b' et c' en position 100,101 et 102.
 
Tout est une question de retenues. Supposons qu'on calcule la
somme des deux entiers abc et a'b'c' comme on le ferait pour une
addition habituelle de deux nombres entiers à trois chiffres et
qu'on obtienne a"b"c". Posons-nous la question: quand a" est-il
bon? C'est-à-dire: quand a" est-il le chiffre qu'on obtien-
drait en position 100 en faisant complètement l'addition des
200 chiffres de X et des 200 chiffres de Y? La réponse est
simple: a" sera bon sauf si b+b'=9 et c+c'=9, car alors, tout dépendra
de ce qui se passe à droite dans la grande addition. S'il y a
une retenue à reporter, celle-ci se propagera jusqu'au a +
a' qu'il faudra changer, sinon elle ne se propagera pas. De
cela, il résulte que, sauf malchance (au plus une fois sur 100),
on tombera sur le bon chiffre a" dans l'addition en se
contentant de calculer avec trois additions de deux chiffres. De
plus, si malchance il y a, on le saura et on pourra donc aller
voir un peu plus à droite et calculer avec quatre ou cinq
chiffres pour être certain d'avoir le bon a". Donc, à condition
d'aller voir un peu à droite (mais pas bien loin), on est cer-
tain de ce qu'on calcule au milieu de la grande addition sans
avoir à la faire entièrement. Ce principe s'applique aussi
quand on additionne successivement plusieurs grands entiers ou
quand on multiplie un grand entier par un petit entier (on
appelle ainsi un entier de quelques chiffres, 30 ou 50 au plus):
on sait avec certitude ce qui se passe au milieu en se
contentant de calculer un peu à droite de ce qui nous intéresse.
«Un peu», en pratique, signifie quelques dizaines de chiffres,
mais qu'est-ce qu'un calcul sur 30 chiffres ou 50 chiffres
lorsqu'on évite la manipulation de milliards de chiffres. Nous
venons de voir qu'on peut additionner localement de grands
entiers ou multiplier localement un grand entier par un petit.
En revanche, ce n'est pas vrai pour la multiplication de deux
grands entiers ou pour la division (sinon, il y a longtemps qu'on
saurait calculer les chiffres de Pi par le milieu).
 
Idée 2. On peut calculer le n-ième chiffre (pensez à n
égal à 10 milliards), d'un nombre de la forme 1/(k*16^i) en base
16 en ne faisant qu'une série de petits calculs. Pour faciliter
la compréhension, comme précédemment, nous nous pla&cdedil;ons en
base 10, et nous allons expliquer comment on peut calculer le
n-ième chiffre décimal de 1 /(k*10^i) en ne faisant que des
petits calculs. Prenons n = 1 000 (pour alléger un peu), i = 35,
k = 49. Nous voulons calculer le 1000e chiffre décimal de
1/(49*10^35). Chacun sait que, pour multiplier un nombre décimal
par 10, il suffit de décaler la virgule d'un chiffre vers la
droite. Donc, le 1 oo0e chiffre décimal de 1/(49*10^35) est le
999ième chiffre de 1/(49*10^34), qui est ie 998e de 1/(49*10^33), etc.
Donc, finalement, on a à calculer le 965e chiffre de 1/49. En
utilisant encore le principe du décalage, on trouve que ce
chiffre est le même que le premier chiffre après la virgule de 10^964/49.
 
Imaginons que nous réussissions à calculer le reste de la
division de 10^964 par 49 sans avoir à manipuler de grands
nombres (c'est l'idée 3), alors: 10^964 = 49 q + r, avec q
entier et r < 49, et donc :(10^964)/49 = q+ r/49. Puisque q est un
entier, le premier chiffre après la virgule de 1 o964/49 est le
même que le premier chiffre après la virgule de r/49, ce qui
est facile à déterminer (car r< 49) en faisant la division
(qui est une division entre petits entiers). Donc, au total
(sous réserve qu'on puisse facilement calculer le reste de la
division de 10^964 par 49), nous savons comment calculer le 1000e
chiffre décimal de 1/(49*10^35) et, plus généralement,
n'importe quel chiffre isolé, même très loin en base p, d'un
nombre de la forme 1/(n*p^i) si n est un petit entier.
 
Idée 3.
Le calcul du reste de la division de 10^964 par 49 est facile
et peut se faire sans avoir à manipuler de grands nombres. Pour
calculer ce reste, on utilise cette «arithmétique modulo 49», qui
consiste à soustraire 49 autant de fois que c'est nécessaire dès
qu'on l'a dépassé. Par exemple, 35 + 45 = 80 = 31, 3 x 45 = 135
= 37, etc. Le calcul du reste de la division de 10^964 par 49
est alors ramené au calcul de 10964 dans cette «arithmétique
modulo 49» où le module d'une somme est la somme des modules,
etc., et l'on procède comme suit. Calcul de proche en proche de
10^2, 10^4, 10^8, etc., modulo 49: 10^2 = 100 = 2; 10^4= 2^2 = 4;
10^8 = 4^2= 16; 10^16 = 16^2 = 256 = 11 ; 10^32 = 11^2 = 121 = 23;
10^64= 23^2= 529 = 39; 10^128 = 39^2= 1521 = 2; 10^256= 2^2= 4; 10^512= 4^22= 16.
Décomposition de 964 en somme de puissance de 2:
964=512+256+128+64+4
10^964 =10^(512 + 256 +128 + 64 +4) =16 x 4 x 2 x 39 x 4 = 25.
On n'utilise que des petits nombres, et aucune
manipulation n'est vraiment longue (même si, à la place de 1000,
on avait mené les calculs avec dix milliards).
 
Idée 4. On exploite maintenant la formule BBP, qui nous indique que le
nombre Pi est une somme de termes dont pour chacun il est facile
(d'après ce qu'on vient de voir) de connaître le 10-milliardième chiffre
en base 16.
Il semble qu'il y ait quand même une difficulté, car cette somme
est infinie. Mais 1/16idiminue très rapidement quand i augmente,
et donc seuls les premiers temmes de la série ont à être pris en
compte (bien sûr, tout cela est soigneusement évalué). En
définitive, connaître le dix-milliardième chiffre en base 16 de
Pi a été ramené à une suite de petits calculs sur de petits
entiers et on n'a jamais eu à mémoriser des milliards de
chiffres comme cela était le cas pour toutes les méthodes de
calcul de € jusqu'à pré sent (y compris la méthode du compte-
gouttes). Pour terminer le calcul et avoir les chiffres binaires
de n, on utilise la connaissance du n-ième chiffre en base 16
de Jr. Ce n-ième chiffre donne les chiffres binaires de Jr de
rang 4n - 3, 4n- 2, 4n -1 et 4n par remplacement de chaque
chiffre en base 16 par quatre chiffres binaires en suivant la
règle:
Voici quelques résultats donnés par
D. Bailey, P. Borwein et S. Plouffe dans leur article sur la
nouvelle formule et ses extensions. Précisons que D. Bailey fut
le premier à atteindre 29 millions de décimales en 1986 (sa
plaque minéralogique de voiture, paraît-il, est P314159) et que
P. Borwein est connu pour avoir trouvé avec son frère de
nombreuses et très efficaces formules de calcul de Pi, dont
certaines sont utilisées par le Japonais Y. Kanada pour
atteindre ses records (A= 10, B= 11, ..., F= 15). en base 16 à
partir de la position:
 
10^6 : 26C65E52CB4593
10^7 17AF5863EFED8D
10^8: ECB840E21926EC
10^9: 85895585A0428B
10^10: 921C73C6838FB2
 
Les auteurs ont programmé ces calculs sur les ordinateurs de la NASA, OU D.
Bailey travaille. Comme s'ils craignaient qu'on ne les accuse de
dilapider l'argent du contribuable américain dans des calculs
absurdes, ils précisent qu'ils n'ont utilisé les machines que
pendant qu'elles étaient inoccupées.
 
LES CLASSES DE COMPLEXITÉ ET PI
 
D'un point de vue théorique, qu'est-ce qu'apportent la nouvelle
formule pour et les formules du même genre trouvées depuis?
Plusieurs choses importantes. La classe de Steven SC2 est celle
des nombres dont on peut calculer les chiffres binaires en
temps polynomial et en espace log-polynomial. Lorsqu'un
nombre est dans SC2, pour en connaître le n-ième chiffre
binaire, on doit calculer pendant (par exemple) n^2 secondes et
utiliser log n mémoires: le temps de calcul augmente, en
fonction du numéro n de la décimale qu'on veut connaître, au
plus comme un polynôme en n, et la mémoire nécessaire au calcul
augmente au plus comme un polynôme en log(n) (c'est-à-dire
lentement, car LOG(10) = 1, LOG(100) = 2, LOG(1000) = 3,
etc.). La nouvelle formule pour Pi ne permet pas de calculer le
n-ième chiffre plus rapidement que les méthodes connues avant
elle (et qui nécessitaient toutes le calcul des chiffres
précédents); en revanche, elle permet de calculer ce n-ième
chiffre sans avoir à utiliser et gérer une trop importante
quantité de mémoire (ce qui est l'obstacle factuel pour ces
calculs): la nouvelle formule montre que Pi appartient à la
classe de Steven SC2, ce que tout le monde ignorait avant (et
jugeait même improbable) . La découverte de S. Plouffe, en 1996,
devrait permettre d'étendre le résultat théorique à la base 10
et à toute base. Pour la base 2, il y a une conséquence pratique
remarquable: pour calculer des millions de chiffres de Pi, il
n'est plus nécessaire de programmer des calculs en arithmétique
exacte, c'est-à-dire de développer de longs programmes spé-
cialisés dans la manipulation des entiers de très grande taille.
En utilisant les méthodes décrites plus haut, on peut se
contenter de l'arithmétique de base de l'ordinateur
(arithmétique d'une ou deux dizaines de chiffres bien souvent)
et donc, avec un programme court de quelques dizaines de lignes,
on calcule les chiffres binaires de Pi très très loin. Ce qui, en
définitive, autorise l'accès à des chiffres binaires de Pi que
personne, avant,ne connaissait. Bien sûr, d'autres limites
(celles dues au temps de calcul) bornent encore l'endroit qu'on
peut atteindre dans Pi est infiniment long, et nous n'en connaî-
trons jamais qu'une infime partie ! L'exploitation de la
nouvelle formule de Pi n'est pas terminée. Programmée plus
soigneusement encore qu'elle ne l'a été depuis les quelques mois
qu'elle est connue, ou en utilisant des ordinateurs
parallèles, il est certain qu'elle va donner des chiffres bien
au-delà du 400 milliardième. D'après S. Plouffe, on devrait rejoindre la
10^15e position binaire de n dans un proche avenir, ce qui, il
n'y a pas longtemps, était considéré comme définitivement
impossible ou réservé à nos arrière petits-enfants! Le
fractionnement du travail de calcul sur une multitude de petites
machines, qu'autorise la nouvelle formule, rend facile
l'établissement de nouveaux records, et cela même si l'on
exige de ne prendre en
compte que les chiffres dont on connaît tous les chiffres
précédents. Plus important encore, la formule BBP ouvre la porte
à une étude mathématique générale des chiffres de Pi qui est res-
tée décevante jusqu'à présent. La seule chose démontrée
concernant les chiffres de Pi est que jamais ils ne se répètent
périodiquement: sinon, Pi serait rationnel (rapport de deux
entiers), ce qui n'est pas le cas, comme on le sait depuis 1766
grâce à une démonstration du mathématicien Lambert. Rien
d'autre n'est connu sur les propriétés des chiffres de (le fait
qu'il soit transcendant, comme l'a montré Lindemann en 1882, ne
fournit aucune propriété intéressante de ses chiffres). Parce
qu'elle donne un accès plus immédiat aux chiffres de Pi que
toutes les formules connues jusqu'à présent, la nouvelle formule
permettra peut-être de prouver que les chiffres de Pi sont équi-
tablement répartis (un tel nombre est appelé normal), ce qui a
été constaté, mais jamais démontré. Ce serait une avancée
remarquable. A défaut, peut-être pourra-t-on trouver des motifs
réguliers dans ces chiffres ou une certaine structure,
éventuellement complexe, mais différente de celle d'une suite
aléatoire. Ce serait formidable, car tous les tests statistiques
faits jusqu'à présent sur les chiffres binaires ou décimaux de
Pi n'ont amené que la conclusion qu'ils étaient d'une
désespérante banalité. S. Plouffe juge possible une telle avan-
cée: «Je crois que la preuve que log(2) ou Pi sont normaux en
base 2 n'est pas loin et je n'écarte pas même une formule
directe qui donnerait la n-ième position de log (2) en binaire
en temps linéaire.» D'autres mathématiciens, tels D. Bailey et
J. Shallit, croient aussi à une avancée proche sur ces questions
bloquées depuis deux siècles. Des formules analogues à celle
trouvée par S. Plouffe ont été découvertes, qui montrent, par
exemple, que pi^2, Pi*sqrt(2), log(2) sont dans la classe de Steven
SC2. Pour les logarithmes, quelque chose d'étonnant se produit:
on a trouvé des formules pour log(2),log(3), ...,log(22), mais
pas pour log(23). Il se peut que, pour une majorité d'entiers,
log(n) soit dans SC2. Peut-être même le sont-ils tous, mais cela
reste à prouver. La passion que S. Plouffe éprouve pou Pi n'est
pas nouvelle. En 1975, il avait mémorisé 4 096 décimales de Pi
(le record actuel est de plus de 42 000). Il figurait à ce titre
dans le Livre des records. Il est amusant de voir que, 20 ans
après, il participe à une découverte de premier ordre
concernant n. Pour mémoriser les décimales de Pi, il raconte
qu'il les prenait par groupes de 100, les écrivait plusieurs fois et réussissait ainsi à les
connaître grâce à sa mémoire photographique des chiffres. Pour
ne pas oublier les décimales apprises, il s'isolait
régulièrement dans le noir pour les réciter. Après son record de
4 096, il réussit à atteindre 4 400, et décida alors de
s'arrêter. Cette connivence avec les chiffres rappelle celle
d'Euler et de Ramanujan.
 
LES MATHÉMATIQUES EXPÉRIMENTALES
 
L'équipe de l'Université Simon Fraser qui a découvert la
nouvelle formule pour Pi participe et anime un groupe de mathé-
maticiens qui préconisent une nouvelle pratique des
mathématiques. Pour eux les mathématiques à la fin du 19e
siècle sont devenues abstraites parce que tout (ou presque) ce
qui pouvait être trouvé à la main l'avait été. Ils
soutiennent qu'avec les ordinateurs une nouvelle ère de
mathématiques concrètes et expérimentales doit se développer.
L'interaction entre un logiciel de calcul numérique ou formel
et un mathématicien permet d'explorer des domaines où la
longueur et la complexité des manipulations symboliques ne sont
plus des obstacles. L'ordinateur assiste le mathématicien en
effectuant des tâches fastidieuses comme la dérivation, le cal-
cul de primitives, la factorisation des polynômes, etc. La
recherche de mises en correspondance numériques peut être menée
à grande échelle, et la démonstration automatisée de formules
intermédiaires complexes est confiée à des programmes. Même si
la formule de D. Bailey, P. Borwein et S. Plouffe avait pu être
découverte sans ordinateur, elle l'a été avec! C'est à la suite
d'une exploration consciente menée par Simon Plouffe que la
formule est apparue, exploration où l'intelligence du
mathématicien et le pouvoir de manipulation symbolique
extraordinaire des programmes informatiques ont travaillé en
symbiose. Une fois la formule trouvée, il fallait la démontrer.
Cela aurait pu être fait à la main, mais l'aide d'un programme
rendit la tâche plus facile (précisons toutefois que la
démonstration trouvée a été vérifiée sans ordinateur).
Aujourd'hui, ces mathématiciens qui préconisent l'utilisation de
l'ordinateur pour trouver de nouvelles vérités
mathématiques poursuivent des travaux qui avaient été plus ou
moins abandonnés à cause de la complexité de calculs qu'il
n'était pas envisageable de poursuivre à la main. Le grand
mathématicien indien Ramanujan, qui avait un don mathématique
exceptionnel pour trouver des formules (dont certaines
concernent Pi), avait réussi à aller un peu plus loin que ses
prédécesseurs; aujourd'hui, grâce aux ordinateurs et aux
mathématiciens expérimentateurs, son travail se poursuit.
 
ORDINATEURS ET VÉRITÉS MATHÉMATIQUES
 
Ces recherches posent de nouveaux problèmes à la philosophie
des mathématiques, car, par exemple, il arrive qu'une formule
soit découverte par interaction avec l'ordinateur sans qu'on
réussisse à en donner la preuve. Dans un tel cas, les
mathématiciens expérimentateurs ne considèrent pas que la
formule est vraie: ils acceptent la distinction classique entre
vérité prouvée et vénté constatée (distinction qui n'existe
sans doute pas en physique). Leur conception expérimentale des
mathématiques ne préconise donc pas d'identifier mathématiques
et physique. L'ordinateur est une aide, mais c'est au
mathématicien humain, aujourd'hui encore, de dire si une
affirmation mathématique a été prouvée ou non, et cela (1)
même lorsque c'est un ordinateur qui a permis de formuler cette
affirmation; (2) même s'il est intervenu de manière essen-
tielle dans l'élaboration de la preuve; (3) même si, pour des
raisons de complexité, on ne peut se passer de calculs ou de
raisonnements faits par ordinateur pour mener à terme la
démonstration. Aucun des mathématiciens du domaine ne
démontrera seul, à la main, le théorème tout nouveau que «le 400
milliardième chiffre binaire de Pi est un 1», mais c'est eux qui
décident de la vérité d'une telle affirmation.
 
 
Jean-Paul DELAHAYE est directeur adjoint du Laboratoire
d'informatique fondamentale de Lille du CNRS. e-mall
delahaye@lifl.fr
 
V. ADAMCHIK et S. WAGON, Pi: a 2000 - Year Search Change
Direction, Manuscrit, 1995.
 
D.H. BAILEY, P.B. BORWEIN et S. PLOUFFE, On the Rapld
Computation of Various Polylogarlthmic Constants, Manuscrit,
1996.
 
D.H. BAILEY, J.M. BORWEIN, P.B. BORWEIN et S. PLOUFFE,
The Quest for Pi, Manuscrit, 1996.
 
S. PLOUFFE Sur la n-lème décimale des nombres transcendants ou
la 10 milllardième décimale (hex) de Pi est 9, Manuscrit de
notes pour une conférence, 1996.
 
1. STEWART, Les algorithmes compte-gouttes, In Pour La Sclence,
no. 215, septembre 1995.
 
 
Statistiques:
LA DÉSESPÉRANTE BANALITÉ DE PI
 
En 1995 le Japonais Kanada a calculé 6 442 450 000 décimales de
Pi. En prenant en compte les 6 milliards premières, on a trouvé
les apparitions suivantes des différents chiffres
La vitesse avec laquelle ies fréquences
approchent de 1/10 est conforme à ce qu'on obtiendrait avec un
tirage au hasard. L'écart doit diminuer comme 1Ali€, ce qui
semble être le cas puisque la fréquence du '7' par exemple est:
0 pour les 10 premières décimales 0,08 pour les 100
premières décimales 0,095 pour les 1000 premières décimales
0,097 pour les 10000 premières décimales 0,10025 pour les
100000 premières décimales 0,0998 pour les 1000000 premières
décimales 0,1000207pour les 10000000 premières décimales Avec
les 10 millions premières decimales de Pi, on peut engendrer
deux millions de séries de 5 chiffres qu'on peut assimiler à des
mains de Poker. On calcule quel est le nombre statistiquement
attendu de certaines configurations de Poker pour des mains
tirées au hasard (si on jouait avec un jeu ayant 10 sortes de
cartes différentes au lieu de 13). On s'aperçoit alors que ce
qu'on trouve pour les mains de poker tirées des décimales de Pi
ressemblent à celles qu'on aurait par de véritables tirages
aléatoires.
 
D'autres études ont été faites et personne
jusqu'à présent n'a jamais trouvé de propriété statistique
remarquable des décimales de Pi, qui apparaissent donc
désesperément banales. Le nombre Pi semble aléatoire. Mais ce
serait aller trop vite en besogne que de conclure cela car: -
d'une part, rien n'est démontré: on ne sait même pas si tous les
chiffres sont utiles (personne n'a prouvé que p ne se termine
pas par 2020020002...); - d'autre part, satisfaire certaines
propriétés statistiques n'est pas suffisant pour être considére
comme aléatoire. Le nombre de Champemowne,
0,123456789101112131415..., n'est pas du tout aléatoire et
pourtant il est normal en base 10 et donc il satisfait aussi les
tests de fréquence envisagés plus haut. La nouvelle formule de
Bailey Borwein et Plouffe pour la première fois depuis des
siècles offre une perspective de progrès dans la connaissance
des propriétés générales des chiffres binaires de Pi.